La France vient de perdre ce vendredi 16 octobre 2020, un héros de la transmission de l’Histoire et de la Géographie, un professeur de Conflans-Sainte-Honorine (78) de 47 ans, dévoué et passionné par son métier, qui voulait lui-même devenir chercheur en histoire, doté lui-même d’une immense bibliothèque et apprécié de tous, Samuel PATY (1973-2020), dans un odieux assassinat islamiste.
En cette heure grave, où la liberté de penser et le courage d’enseigner sont attaqués, ENSEIGNER, expliquer, transmettre, partager la complexité de l’Histoire et de la Géographie paraît une tâche essentielle, qui au-delà des 900.000 enseignants et formateurs de France, doit encourager des millions d’adultes passionnés et touchés par l’Esprit des Lumières, cet esprit tissé et issu des dizaines de philosophes chercheurs et penseurs des XVIIe et XVIIe siècles, en particulier PASCAL, DESCARTES, DIDEROT, D’ALEMBERT, VOLTAIRE, ROUSSEAU… à transmettre, expliquer, à partager avec les jeunes générations une partie de leurs connaissances et de leur expérience des livres et du terrain historique et géographique, fait de centaines de transmissions familiales, de voyages et de partages.
Voici un extrait de la Préface de 1869, de Jules Michelet lui-même, tiré de l’édition de 1965, des éditions Rencontre, à Lausanne.
« Cette œuvre laborieuse d’environ quarante ans fut conçue d’un moment, de l’éclair de juillet (1830, la Révolution de Juillet ou Révolution des Trois Glorieuses s’est déroulée à Paris du 27 au 29 juillet 1830 ; elle a porté au pouvoir Louis-Philippe 1er, à la place de Charles X, NDLR). Dans ces jours mémorables (Michelet avait 32 ans), une grande lumière se fit et j’aperçus la France.
Nul n’avait pénétré dans l’infini détail des développements de son activité (économique, religieuse, artistique, etc.). Nul ne l’avait encore embrassée du regard dans l’unité vivante des éléments naturels et géographiques qui l’ont constituée. Le premier, je vis la France comme une âme et une personne…
La vie a une condition souveraine et bien exigeante. Elle n’est véritablement la vie, qu’autant qu’elle est complète. Ses organes sont tous solidaires et ils n’agissent qu’ensemble. Nos fonctions se lient, se supposent l’une l’autre. Qu’une seule manque et rien ne vit plus. On croyait autrefois pouvoir par le scalpel isoler, suivre à part chacun de nos systèmes ; cela ne se peut pas, car tout influe sur tout. (…)
Plus compliqué encore, plus effrayant était mon problème historique, posé comme résurrection de la vie intégrale, non pas dans ses surfaces, mais dans ses organismes intérieurs et profonds. Nul homme sage n’y eut songé. Par bonheur, je ne l’étais pas.
Dans le brillant matin de juillet, sa vaste espérance, sa puissante électricité, cette entreprise surhumaine n’effraya pas un jeune cœur. Nul obstacle à certaines heures. Tout se simplifie par la flamme (intérieure). Mille choses embrouillées s’y résolvent, y retrouvent leurs vrais rapports, et s’harmonisant s’illuminent. Bien des ressorts, inertes et lourds, s’ils gisent à part, roulent d’eux-mêmes, s’ils sont replacés dans l’ensemble.
Telle fut ma foi du moins, et cet acte de foi, quelle que fût ma faiblesse, agit. Ce mouvement immense s’ébranla sous mes yeux. Ces forces variées, et de nature et d’art, se cherchèrent et s’arrangèrent. Les membres du grand corps, peuples, races, contrées, s’agencèrent de la mer au Rhin, au Rhône, aux Alpes, et les siècles marchèrent de la Gaule à la France.
Tous, amis, ennemis, dirent « que c’était vivant ». Mais quels sont les vrais signes de la vie ? Par certaine dextérité, on obtient de l’animation, une certaine chaleur. (…)
La vraie vie a un signe très différent, sa continuité. Née d’un jet, elle dure, et croît placidement, lentement. Son unité n’est pas celle d’une petite pièce en cinq actes, mais dans un développement souvent immense, l’harmonique identité d’âme. (…)
La vie a sur elle-même une action de personnel enfantement, qui, de matériaux préexistants, nous crée des choses absolument nouvelles. Du pain, des fruits que j’ai mangés, je fais du sang rouge et salé, qui ne rappelle en rien ces aliments, d’où je les tire. Ainsi va la vie historique. Ainsi va chaque peuple, se faisant, s’engendrant, broyant, amalgamant des éléments, qui y restent sans doute à l’état obscur et confus, mais sont peu de choses, relativement à ce que fit le long travail de la grande âme.
La France a fait la France. Elle est fille de sa liberté. Dans le progrès humain, la part essentielle est à la force vive, que l’on appelle ‘homme’. L’homme est son propre Prométhée. (…)
Ma vie fut en ce livre (L’Histoire de France, de Michelet). Elle a passé en lui… Mais cette identité du livre et de l’auteur n’est-elle pas un danger ? L’œuvre n’est-elle pas colorée des sentiments, du temps, de celui qui l’a faite ? (…)
Mais l’histoire, dans le progrès du temps, fait l’historien, bien plus qu’elle n’est faite par lui. Mon livre m’a créé. C’est moi qui fus son œuvre. Ce fils a fait son père. Si ce livre est sorti de moi d’abord, de mon orage de jeunesse, il m’a rendu bien plus en force et en lumière, même en chaleur féconde, en puissance réelle de ressusciter le passé. (…)
Ma destinée m’a bien favorisé. J’ai eu deux choses assez rares, et qui ont fait cette œuvre.
D’abord la liberté, qui en a été l’âme.
Puis des devoirs utiles, qui, en ralentissant l’exécution (de l’œuvre), la firent plus réfléchie, plus forte, lui donnèrent la solidité, les robustes bases du temps.
J’étais libre par la solitude, la pauvreté et la simplicité de vie. Libre par mon enseignement. Sous le ministère Martignac, on s’avisa de refaire l’Ecole Normale (Normale Sup ULM, aujourd’hui, NDLR), et M. Letronne, que l’on consulta, me fit donner l’enseignement de la philosophie et de l’histoire. Mon ‘Précis’, mon ‘Vico’, publiés en 1827, lui paraissaient des titres suffisants. Ce double enseignement, que j’eus encore au Collège de France, m’ouvrait un infini de liberté. Mon domaine sans bornes comprenait tout fait, toute idée. (…)
Mes premières pages après juillet, écrites sur les pavés brûlants, étaient un regard sur le monde. Elles parlaient de l’Histoire Universelle, comme combat de la liberté, sa victoire incessante sur le monde fatal, bref, comme un juillet (1830) éternel.
Ce petit livre, d’un incroyable élan, d’un vol rapide, procédait à la fois par deux ailes, Nature et Esprit. Deux interprétations du grand mouvement général. Ma méthode y était déjà. J’y disais en 1830 ce que j’ai dit dans ‘La sorcière de Satan’, nom bizarre de la liberté jeune encore, militante d’abord, négative, mais créatrice, et plus tard, de plus en plus féconde. (…)
J’étais artiste et écrivain alors, bien plus qu’historien. Il y paraît aux deux premiers volumes (France du Moyen-Âge). (…)
Ces premiers volumes furent écrits dans une solitude, une liberté, une pureté, une haute tension d’esprit, rares, vraiment singulières. (…) La droiture de la jeunesse se sent dans les erreurs même… Pour la première paraît l’âme de la France, en sa vive personnalité, et non moins en pleine lumière, l’impuissance de l’Église.
Impuissance radicale, et constatée deux fois.
On voit au premier volume, l’Église, reine sous Dagobert, et sous les Carolingiens, ne pouvoir rien pour le monde, rien pour l’ordre social (an 1000).
On voit, au second volume, comment ayant fait un roi prêtre, un roi abbé, chanoine son fils aîné, le roi de France, elle écrase ses ennemis (an 1200), étouffe le libre Esprit, n’opère nulle réforme morale. Enfin, éclipsée, dépassée par Saint-Louis, elle est (avant 1300) subordonnée, dominée par l’État.
(…)
J’avais vécu neuf ans à la porte du Père Lachaise (cimetière, et nom du jésuite, François d’Aix de la Chaise, confesseur de Louis XIV, pendant 34 ans, 1624-1709), alors ma seule promenade. Puis j’habitais vers la Bièvre, au milieu de grands jardins de couvents, autres sépulcres. Je menais une vie ‘enterrée’, n’ayant pour société que celle du passé, et pour amis, les peuples ensevelis. Refaisant leur légende, je réveillais en eux mille choses évanouies… J’eus le don que Saint-Louis demande et n’obtient pas « le don des larmes ».
Don puissant, très fécond.
Tous ceux que j’ai pleurés, peuples et dieux, revivaient. Cette magie naïve avait une efficacité d’évocation, presque infaillible. On avait par exemple déchiffré l’Égypte (avec Jean-François Champollion), fouillé ses tombes, mais non retrouvé son âme. Moi, je l’ai prise au cœur d’Isis, dans les douleurs du peuple, l’éternel deuil et l’éternelle blessure de la famille… (…)
Voici le premier extrait de Jules MICHELET, un immense historien, dont je vous recommande toutes les œuvres. D’autres extraits suivront.
François P. VALLET, ESCP EUROPE, Coach en start-ups et PME, conférencier.
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